“Il faut s’élever contre la tentation permanente de captation du droit et de son utilisation comme un instrument de domination.”
Propos recueillis par Oussouf DIAGOLA, Grand Reporter à Paris
Confidentiel Afrique : Mamadou Ismaila Konaté vous êtes avocat d’affaires à la tête du cabinet JFC, vous avez été ministre de la justice au Mali, vous publiez « Justice en Afrique, ce grand corps malade », un titre qui dit presque tout déjà?
Mamadou Ismaila Konaté : Vous l’avez rappelé, j’ai été et suis encore avocat au Mali et plus récemment à Paris. J’ai exercé et exerce aujourd’hui encore au-delà du Mali. Plus souvent en Afrique et depuis si longtemps et en dehors du continent. Le contexte et l’époque de mon exercice profession étaient dominés entre autres par les aléas d’un cadre économique marqué par de grandes disparités entre les États africains et la taille des exploitations, le plus souvent filiales de grands groupes internationaux. Sans compter les aléas politiques de l’époque des dictatures, des coups d’état militaires, des révolutions de rue. Le contexte nouveau est assez différent. Les évolutions récentes vont vers plus de liberté d’action au sein de cadres économiques et juridiques fortement marqués par les regroupements et la communautarisation.
L’OHADA (Organisation pour l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique) participe de l’harmonisation du droit des affaires au sein de dix-sept États-partie. L’UEMOA (l’Union Économique Monétaire Ouest Africaine) pour une plus grande convergence au plan économique, entendu au sens le plus large.
Cette expérience professionnelle qui a été la mienne, a été complétée par un passage dans une fonction gouvernementale en qualité de garde des Sceaux et ministre de la justice durant un an et demi. Cette position publique et de pouvoir m’a donné l’occasion de percevoir la justice sous son angle de service public mais également en tant qu’instrument d’autorité et de pouvoir. C’est dans cette position que j’ai relevée que les dysfonctionnements, les anomalies, les manquements que l’on constate dans l’institution judiciaire et la structure justice sont la résultante directe de l’absence d’engagement et la faible volonté politique d’offrir une justice régulière, juste et dynamique au service des justiciables. Les pouvoirs publics africains et les dirigeants politiques de tous bords, sont presque incapables d’imaginer la nécessaire indépendance de la justice, gage absolu de la préservation des droits et des libertés et de l’État de droit dans une démocratie.
Tout le monde vante les vertus de la démocratie, sans jamais s’imaginer assujetti à la rigueur du droit et aux exigences de la justice. Il est vrai que dans nos esprits à tous, un décideur politique, un aîné, un chef, voire même un chef de quelque nature, ne sont pas toujours capables d’imaginer la justice autrement que comme instrument de pouvoir et de domination contre les autres sans jamais penser s’y soumettre. Les décideurs ou dirigeants politiques s’excluent de la justice, alors que tout le monde est tenu de s’y soumettre. La libération de la justice constitue le principal défi africain de nos peuples pour leur évolution et le développement du continent.
C’est tout cela que j’ai essayé de rappeler et de décrire dans «Justice en Afrique, ce grand corps malade : le cas du Mali». J’ai tenté de donner un large écho à mon ressenti personnel en tant qu’individu, faire entendre ma révolte en tant que ministre et laisser transparaître le tumulte du professionnel avocat frustré.
Confidentiel Afrique : Intéressons-nous aux aspects économiques de la justice. Sur le plan des affaires, qu’est ce qui manque selon vous pour rendre une bonne justice, dans l’espace africain avec l’OHADA, la CEDEAO et plus particulièrement l’espace UEMOA ?
M.I.K. : Les initiatives politiques en matière économique mais également pour ce qui est de la création du droit matériel sont salutaires. Il nous reste à mettre en phase cette base juridique avec les réalités, s’agissant précisément de leur mise en œuvre. Voyez-vous dans le cadre de l’OHADA, la création du droit matériel régissant le droit des affaires est un succès depuis vingt-cinq ans qu’existe cette communauté juridique.
Notre communauté dispose de textes juridiques de qualité, applicables à tous les segments des activités économiques, des exploitations et de toutes les catégories de prestations de services. N’oublions pas que notre continent a l’avantage de regorger toutes les richesses de la terre, de la mer, du sous-sol.
L’on sait également que ce sont très souvent d’autres qui assurent la transformation de ces matières brutes en y donnant de la valeur ajoutée. Ces rapports entre acteurs économiques d’ici et de là-bas ne sont pas sans contrecoups.
À l’occasion des litiges qui naissent, la justice, quelle soit privée ou d’état intervient pour les résoudre.
À y voir de plus près, c’est l’encadrement judiciaire de la mise en œuvre pratique de ce droit matériel qui est jugé nettement insuffisant. Il y’a de grosses frustrations chez les usagers de la justice et particulièrement les investisseurs. Il n’y a pas un seul pays des dix-sept Etats-partie qui s’en tire à bon compte. De gros reproches aussi bien pour les décisions des juridictions d’instance que d’appel sont faits à la justice.
Au niveau OHADA, le rendement de la Cour commune de justice et d’arbitrage qui est la juridiction suprême de la communauté est loin de satisfaire encore les attentes.
Particulièrement, en ce qui concerne les modes alternatifs de règlement des litiges au nombre desquels l’arbitrage et plus récemment la médiation.
L’encadrement judiciaire de l’arbitrage demande encore beaucoup d’efforts et de performance, au regard de ce qui se passe sur d’autres places de l’arbitrage. Les juges de la CCJA sont conscients de ces critiques. Ils doivent s’engager à plus d’ouverture dans le domaine des pratiques professionnelles qui exigent d’appréhender non seulement les quatre langues de l’OHADA en plus du français, (l’anglais, le portugais et l’espagnol) mais et surtout, évoluer assez vite et faire évoluer les pratiques professionnelles pour attirer plus de personnes vers l’arbitrage, qu’ils soient des usagers ou des professionnels de cette matière.
D’un point de vue strictement économique, on en arrive à oublier l’existence même de la Cour de l’UEMOA dont le siège est à Ouagadougou.
Or, cette juridiction est importante, au regard de ses compétences en matière de violation des règles de concurrence, de distribution et d’abus de position dominante. Elle est la Cour régulatrice d’un abondant droit économique et qui n’est pas sans incidences sur l’environnement général et toutes les autres matières qui s’appliquent aux affaires et à l’entreprise.
En Afrique, le réflexe de recourir au droit et à la justice pour régler les litiges en les appréhendant au travers de solutions d’apartés doit prendre le pas sur tout.
CA : L’hypertrophie des pouvoirs entre les mains des présidents africains est un facteur de blocage de l’indépendance de la justice? Y’a t-il d’autres leviers juridiques pour atténuer cela ?
M.I.K. : Il faut s’élever contre la tentation permanente de captation du droit et de son utilisation comme un instrument de domination pour soi. Cette tentation habite très généralement les gens de pouvoirs et les gens d’argent. Les forces négatives et traditionnelles ne sont pas loin non plus. Il revient aux opinions de se dresser contre cela.
Le juge doit être également responsable et très conscient de l’étendue de cette responsabilité au sein de la société qui l’aura investie de prérogatives pour agir. N’oublions pas que la justice est rendue au nom du peuple. En tant que ministre, j’avais travaillé à susciter la création d’Observatoires de la justice pour assurer une veille permanente.
Ces Observatoires devraient être animés pas des citoyens libres, volontaires et indépendants des forces maléfiques. J’ignore où l’on en est dans cette initiative. Je crois encore à la vertu de la publicité des audiences ainsi que celle des décisions de justice qui doivent par ailleurs être critiquées. Le référent premier est la morale et l’éthique au sein de la justice.
Ça devient récurrent de constater la démission en cascade de magistrats intègres dans nos administrations judiciaires au Sud du Sahara. Le cas du Sénégal avec la démission du juge Hamidou Deme et le syndrome des 3èmes mandats ?
M.I.K. : Je comprends nettement l’attitude responsable des magistrats qui sont les premiers concernés. Vous évoquez le juge DEME du Sénégal que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Dakar au moment de sa démission. Je suis encore avec lui et d’autres personnalités du monde de la justice, dans une initiative de création d’une structure de défense de l’indépendance de la justice au niveau du continent. Avant lui, le ministre Malick COULIBALY en tant que juge a fait preuve d’un courage immense en refusant de suivre en tant que procureur d’un tribunal d’instance des instructions injustes et dénuées de tout fondement légal.
À travers le continent, des hommes et des femmes rappellent toujours pas leurs actes de courage et de sang-froid que la justice ne saurait être ni soumise à qui que ce soit, encore moins être au service de gens ou d’idéologie. La justice est cet instrument qui assure l’égalité et l’équité. Elle est au-dessus des contingences et agit par-dessus la tête des hommes et leurs intérêts individuels et personnels.
Propos recueillis par Oussouf DIAGOLA, Grand Reporter à Paris
« Justice en Afrique, ce grand corps malade », Éditeur La Sahélienne (2018, Bamako-Mali)
Disponible aux Librairies (L’Harmattan- Présence africaine- Paris)
FOCUS
JFC est la première société civile professionnelle d’avocats au Mali, créée en 1998. Le patron du premier cabinet pluridisciplinaire dédié au droit des affaires (droit OHADA), ouvert sur l’international – il est implanté à Bamako, Conakry, Douala et Paris, intervient dans quinze pays – pour accompagner entreprises, organisations non-gouvernementales, investisseurs et particuliers.
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