RFI : Moussa Faki Mahamat, comment avez-vous réagi en voyant ce marché aux esclaves à la télévision ?
Moussa Faki Mahamat : Je suis scandalisé et outré en même temps. Personne ne peut s’imaginer qu’au XXIe siècle, on puisse assister à ce genre de commerce abject. Mais au-delà des réactions objectives et légitimes, exprimées par l’opinion africaine, surtout, je pense que la situation en Libye mérite une attention encore plus soutenue.
Nous sommes dans une situation de non Etat et de non-droit, où des milices criminelles, des trafiquants de tous genres, des terroristes, contrôlent des parties importantes du territoire. La position géographique de la Libye, et même son histoire, a fait que nombre de jeunes Africains se retrouvent sur ces territoires. Parce que, même avant les événements de 2011 de nombreux, de nombreux Africains y partaient pour travailler. Maintenant que le pays n’est pas contrôlé, nous assistons à des situations de ce genre. Je sais que certains ont été recrutés par les différentes milices ou mercenaires. Maintenant, ils s’adonnent – ces différents groupes – à ces commerces ignobles, à celui des êtres humains. Donc il faut agir et agir très rapidement.
J’ai pris la décision, en tant que président de la Commission, d’envoyer un commissaire en charge des Affaires sociales en Libye pour exprimer notre vive préoccupation au gouvernement libyen. J’ai saisi la Commission africaine des droits de l’homme, pour engager une enquête, pour déterminer les auteurs et les traduire devant la justice.
J’ai également demandé aux Etats africains et à toutes les bonnes volontés, de contribuer notamment par des moyens logistiques, pour rapatrier ceux – des migrants – qui sont déjà identifiés et qui souhaitent revenir chez.
Je dois avouer que la situation n’est pas sous le contrôle total du gouvernement libyen. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à ce que, en marge du sommet à Abidjan, nous puissions tenir une réunion avec les Nations unies et l’Union européenne, avec les instruments dont nous disposons tous, pour pouvoir – urgemment -, secourir ces gens qui sont en danger. Ce sont mes premières mesures.
RFI : C’est-à-dire qu’au sommet d’Abidjan, la semaine prochaine, pourrait être mise en place une « task force » pour aider, récupérer – qui sait -, ces malheureux ?
Moussa Faki Mahamat : Je le souhaite vivement. Parce que c’est une situation intenable. Quand des êtres humains – des femmes, des enfants – sont dans des camps, contrôlés par des criminels et font l’objet d’un trafic, d’un commerce éhonté, cette situation ne peut pas perdurer. Il faut absolument, et en urgence – avec le concours de l’Organisation internationale des migrations, qui déjà, m’a-t-on dit, a identifié un certain nombre de camps dans les alentours de Tripoli –, il faut, au moins, commencer par ceux-là.
On peut imaginer un pont aérien ?
Oui, pourquoi pas. Parce que cette situation est extrêmement grave. Il faut agir et il faut agir maintenant.
Le président en exercice de l’Union africaine, Alpha Condé, affirme que tout cela arrive parce que les Européens demandent aux Libyens de retenir les migrants en Libye, alors qu’il n’y a plus d’Etat dans ce pays.
Je crois que la responsabilité en la matière est partagée. Je disais ; la situation en Libye a concentré un nombre important de migrants – on parle de plusieurs centaines de milliers –, qui sont l’objet de ce commerce. Et les dispositions qui ont été prises par les Européens, notamment avec les garde-côtes libyens. Je ne pense pas que ce problème puisse trouver une solution en empêchant les gens de partir en Europe. Il faut aborder la question de façon holistique et essayer de trouver des réponses.
Et c’est ce que vous direz la semaine prochaine à Abidjan aux Européens ? Quels gestes attendez-vous de leur part ?
Absolument. D’abord, la responsabilité est celle des Etats africains. Nous-mêmes. J’en appelle d’abord à notre prise de conscience de la gravité de cette situation. Dans nos pays il faut qu’on mutualise tous les moyens dont nous disposons pour faire en sorte que ces jeunes ne quittent pas le pays. Ensuite, dans le cadre du partenariat, je souhaite vivement qu’au lieu de bloquer le passage, il faut plutôt faire en sorte que les gens ne se ruent pas en Libye pour chercher à traverser la Méditerranée. Donc il faut s’attaquer aux racines, par le développement, par des projets concrets dans ce pays. Je pense que c’est la solution la plus pertinente.
Au Zimbabwe, que vous inspire la chute de Robert Mugabe après le coup de force de l’armée la semaine dernière ?
Ce qui se passe au Zimbabwe est la manifestation d’une volonté de changement du peuple zimbabwéen. Maintenant, ce que nous avons souhaité, – et c’est ce qui s’est passé – c’est que cela se passe par le cadre légal, le cadre constitutionnel. Donc, nous pouvons féliciter le président Mugabe d’avoir accepté de démissionner.
Il a hésité longtemps !
Certainement, mais mieux vaut tard que jamais. Les choses se sont passées, il n’y a pas eu d’effusion de sang… Donc l’Union africaine, de concert avec la SADC, nous sommes disposés à accompagner le Zimbabwe dans cette phase, pour que la démocratie s’approfondisse dans ce pays, conformément à la volonté clairement exprimée par le peuple du Zimbabwe.
Trente-sept ans au pouvoir c’est trop long, disent les Zimbabwéens. Vous êtes d’accord ?
Peut-être, certainement. Trente-sept ans ce n’est pas trente-sept mois. Le tout est dans la façon de gérer le pays. De toutes les façons, puisque les pays ont accepté le principe d’organiser des élections dans le cadre démocratique, c’est au peuple de choisir leurs dirigeants.
Mercredi, en rentrant au pays, le nouvel homme fort Emmerson Mnangagwa, a promis au parti au pouvoir, Zanu-PF, qu’il resterait encore longtemps au pouvoir. Est-ce que ce n’est pas inquiétant pour la démocratie à venir ?
Peut-être qu’on ne peut pas empêcher un parti d’avoir l’ambition d’être le plus longtemps possible au pouvoir. J’ai appris par ailleurs, qu’il a dit que la Zanu-PF n’a pas le monopole du Zimbabwe. Donc, ce qu’on espère c’est que les élections puissent être faites de manière transparente, inclusive et crédible, pour que le peuple choisisse lui-même ses dirigeants.
Autre pays en crise, le Togo. L’opposition ne supporte plus que le pays soit gouverné par la même famille depuis plus de cinquante ans. Est-ce que vous comprenez son exaspération ?
Chaque pays a sa particularité. Le plus essentiel est que le processus politique puisse se faire de manière démocratique. Il faut insister sur la transparence, sur la crédibilité des élections, pour que les populations acceptent la légitimité de celui qui dirige le pays.
Et sur la crise togolaise, est-ce que l’Union africaine peut jouer un rôle ?
Oui. D’abord, comme vous le savez, selon des principes de la subsidiarité, c’est d’abord la communauté économique régionale. Donc la Cédéao, qui, pour l’instant, est même dirigée par le président du Togo…
Ce qui pose des problèmes, d’ailleurs, puisqu’il est juge et partie.
Il y a des initiatives du Ghana, par exemple. Nous le faisons d’un commun accord et je pense qu’on va s’acheminer vers une solution acceptable et surtout dans la stabilité et sans violence.
Nous sommes maintenant à deux mois du prochain sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba. Alpha Condé passera le relais à Paul Kagame. Quelles sont les priorités à venir ?
Nous avons la réforme, qui est d’ailleurs pilotée par le président Paul Kagame. Comme il m’a été demandé, mon bureau soumettra plusieurs propositions en matière de réformes. Que ce soit sur le plan financement ou sur le plan organisation et méthode de travail.
Avec notamment cette fameuse taxe ?
Oui, la taxe de 0,2%. Certains Etats ont déjà commencé à l’appliquer. Et tout cela, parce qu’il faut privilégier l’intégration du continent. De ce côté, nous sommes en train de travailler. Je l’espère conclure en 2018 sur la zone de libre-échange économique du continent. Ça, c’est un projet majeur, qui est en cours de finalisation. Nous avons également le projet de libérer le ciel – le transport aérien – pour faire un ciel unique africain. Donc c’est par des mesures concrètes de cette nature que l’on pourra atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés dans l’agenda 2063.
Par RFI
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