Par Me Abdel Kader Ould Mohamed, ancien Ministre
Le colloque de Nouakchott organisé par l’Institut mauritanien des études stratégiques, avec la participation d’experts des cinq pays du Maghreb, a constitué un moment intellectuel fort pour reposer une question longtemps suspendue à savoir que reste-t-il aujourd’hui du projet de l’Union du Maghreb ? Et surtout, est-il encore possible de le penser en dehors de la logique des slogans politiques et des attentes perpétuellement différées ? Enjeux géopolitiques.
Les différentes interventions ont convergé vers une même réalité : l’Union du Maghreb, dans sa formule politique institutionnelle, demeure prisonnière de l’immobilisme, mais son idée, elle, n’est pas morte. Elle cherche désormais d’autres voies pour exister.
Projet paralysé par les conflits régionaux et calculs politiques
L’expérience a largement démontré que le pari exclusif sur les grands sommets politiques, les décisions souveraines globales et les accords spectaculaires ne suffit plus à relancer un projet paralysé par les conflits régionaux et les calculs étroits. D’où la nécessité de passer de la logique du sommet politique à celle de l’accumulation sociétale : non plus attendre l’impulsion d’en haut, mais construire progressivement les faits à partir de la société, de l’université, de l’économie et de la culture.
Il ne s’agit plus aujourd’hui de viser un accord global immédiat, car ce type d’approche relève désormais davantage du souhait que du réalisme. Il s’agit plutôt de lancer des dynamiques modestes, parallèles, pragmatiques et cumulatives, capables de produire de la confiance sans heurter frontalement les équilibres politiques.
Investissements stratégiques sur le capital humain
Dans cette perspective, trois domaines consensuels peuvent fédérer l’ensemble des pays du Maghreb sans sensibilité politique majeure : d’abord la sécurité alimentaire et pharmaceutique, face aux chocs climatiques, aux ruptures des chaînes d’approvisionnement et à la fragilité croissante des systèmes de santé ; ensuite les énergies renouvelables, dans un espace naturellement doté de soleil, de vent et de vastes territoires propices à la transition énergétique ; enfin la facilitation de la mobilité des étudiants et des chercheurs, comme investissement stratégique dans le capital humain maghrébin.
Ces dossiers, par leur nature technique, sont politiquement neutres et socialement impactants. Ils peuvent devenir de véritables ponts au-dessus des fractures politiques.
Mais la réussite de cette nouvelle approche dépend fondamentalement du rôle que peuvent jouer les élites maghrébines elles-mêmes.
Leur mission ne se limite plus à dresser le constat des blocages, mais consiste à assumer trois responsabilités essentielles : produire un discours réaliste, apaisé et non émotionnel ; bâtir des réseaux de réflexion maghrébins transnationaux ; et encourager les universités et centres de recherche à tisser des partenariats durables, non conjoncturels.
Dans ce contexte, une expérience mérite une attention particulière : l’Union des banques maghrébines, qui a poursuivi la tenue régulière de ses réunions malgré la paralysie politique générale, jusqu’à sa 19ᵉ session récemment organisée à Nouakchott. Cette continuité met en lumière deux enseignements majeurs : premièrement, l’intégration économique est possible lorsqu’elle repose sur les intérêts directs plutôt que sur les aléas politiques ;
deuxièmement, les institutions professionnelles sont capables de préserver l’idée maghrébine de l’érosion, lorsqu’elles fonctionnent selon une logique technique et non idéologique.
Élargissement du modèle via la transformation numérique bancaire
Ce modèle peut être élargi à travers la coordination de la transformation numérique bancaire, l’harmonisation des normes de conformité, la mise en place de mécanismes de financement conjoints pour les projets transfrontaliers, et la transformation progressive des sommets bancaires en véritables leviers d’intégration économique. Plus largement, il apparaît aujourd’hui que l’économie constitue sans doute la voie la plus courte pour restaurer la confiance maghrébine.
Afin de dépasser le stade du diagnostic, plusieurs initiatives concrètes peuvent être envisagées :
la création d’une plateforme maghrébine de recherche scientifique fondée sur l’échange de données et de micro-financements communs ;
l’institution d’un Conseil maghrébin indépendant des hommes d’affaires chargé de lancer des projets pilotes sur une année et la mise en œuvre d’un programme annuel de mobilité de 500 à 1 000 jeunes.
À ce stade, tous les experts s’accordent sur un point fondamental : le coût « du non maghreb » ou de l’absence de l’Union du Maghreb n’est plus uniquement politique, il est devenu directement économique et lourd pour les cinq pays. Le déficit d’intégration prive la région d’un marché de plus de cent millions de consommateurs, condamne chaque économie nationale à fonctionner en quasi-isolement, renchérit les coûts de production, affaiblit la compétitivité et entraîne une duplication inefficace des investissements.
L’absence de coordination en matière d’infrastructures, d’énergie, de transport et de logistique provoque un gaspillage massif de ressources, alourdit les charges budgétaires nationales et affaiblit l’attractivité globale de la région vis-à-vis des investisseurs internationaux qui privilégient les grands espaces économiques stables. Selon plusieurs études régionales et internationales, les taux de croissance des pays du Maghreb auraient été nettement supérieurs en cas d’intégration minimale, et des milliers d’emplois sont perdus chaque année en raison de ce blocage.
Par ailleurs, il convient de souligner que la diversité culturelle des pays du Maghreb — notamment l’affirmation croissante des identités non arabes dans l’espace public — ne constitue en rien un obstacle à l’intégration régionale. Elle représente au contraire une richesse partagée, un capital symbolique et humain de grande valeur, susceptible de nourrir un projet maghrébin plus inclusif, plus équilibré et plus fidèle à la réalité historique et anthropologique de la région. L’unité maghrébine ne saurait être l’uniformité ; elle ne peut être que la synthèse féconde de la pluralité.
Dans cette dynamique, le rôle de la Mauritanie apparaît central et stratégique. La Mauritanie n’est pas seulement un pays maghrébin par sa géographie et son histoire, elle est aussi un trait d’union naturel entre le Maghreb et l’espace sahélien, aujourd’hui confronté à des défis sécuritaires majeurs : terrorisme transfrontalier, criminalité organisée, instabilité politique et pressions migratoires.
Enjeu direct sur la sécurité du Maghreb
La sécurité du Sahel n’est plus une question locale ; elle est devenue un enjeu direct pour la sécurité des pays du Maghreb, pour celle de l’Europe, et plus largement pour la paix et la stabilité internationales. Dès lors, toute relance sérieuse de la pensée maghrébine ne saurait ignorer cette dimension sahélienne dans l’équation de la stabilité régionale.
Il est possible que nous ne voyions pas l’Union du Maghreb, dans sa forme institutionnelle complète, s’accomplir dans notre vie politique immédiate. Mais nous pouvons d’ores et déjà en voir les prémices dans la vie intellectuelle, économique, universitaire et culturelle. Et si nous ne parvenons pas encore à transformer la réalité, nous pouvons au moins transformer la manière de la penser.
L’histoire n’est pas faite par ceux qui attendent, mais par ceux qui continuent de pousser le rocher vers le sommet … même lorsqu’il redescend.
Par ABDELKADER Ould Mohamed, Ancien ministre et Diplomate, Avocat et Penseur.
Par Confidentiel Afrique


